Association Montpelliéraine pour un Judaïsme Humaniste et Laïque

L’Amjhl est attachée aux principes humanistes de la Déclaration des Droits de l’Homme et aux valeurs républicaines, à une conception de la citoyenneté fondée sur le respect de la personne humaine, la participation à la vie de la cité, la tolérance et le pluralisme. Nous nous référons à la laïcité constitutionnelle française qui garantit l’indépendance des institutions par rapport aux pouvoirs religieux – à commencer par l’école. Pour nous, le judaïsme est une culture – porteuse d’une histoire, de valeurs et de diversité – dont la religion a été le ciment pendant des siècles. L’ Amjhl est ouverte à toute personne, juive ou non, qui adhère à cette brève présentation et à ses statuts.



« Le racisme » d’Albert Memmi – lu par C-D Daubigny

Albert Memmi, Le racisme[1982], nouvelle édition revue, folio, Paris, 1994

Introduction

Le thème du racisme parcourt toute l’œuvre de Memmi. Pensé sur la base de l’expérience vécue et partagée, il évolue avec notre inscription dans l’Histoire.

Il cite (pp. 239 à 244) 45 de ses textes « principaux » sur le sujet, de 1953 à 1994.

Mais nous pouvons en ajouter de plus récents tirés de :

  • son Dictionnaire critique à L’usage des incrédules ( textes réunis et présentés par Hervé Sanson dans Penser à vif : de la colonisation, la laïcité, éd.Non lieu, 2017, première édition 2002.
  • Il reproduit également 5 textes en Annexes (pp. 180 sqq.), extraits de L’homme dominé, Portrait du colonisé, et du colonisateur.
  • L’ouvrage explique et complète son article « Racisme » paru dans l’Encyclopedia universalis[1]. Il y fournit cette définition :

« Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires,

au profit de l’accusateur et au détriment de la victime, afin de légitimer son agression »

Le livre comporte 3 parties : Description, Définitions, Traitement.

Le discours raciste : une « pseudo théorie »
  • je ne suis pas raciste, mais les autres le sont 
  • il y a des races pures avec des différences biologiques significatives .
  • les races pures sont supérieures aux autres.
  • cette supériorité justifie la dominance et les privilèges sur les autres groupes
Critique de ce discours :
  • Les races pures n’existent pas : « Nous sommes presque tous métis » (p. 27). Il existe des communautés culturelles. La notion de races pures correspond à l’imaginaire de l’élection mythique des peuples. Ex : « la fausse endogamie juive »
  • De quelle supériorité parle-t-on ? La force, la sensibilité ?
  • En quoi cette supériorité justifierait-elle des avantages sociaux ?
  • Cette théorie n’est ni rationnelle ni morale. C’est la justification d’un élitisme intéressé qui prône un conflit. Mais la critique rationnelle n’est pas efficace : il faut mettre à nu les émotions qui la soutiennent
L’observation et l’expérience vécue
  • Le racisme est partout une tentation que la loi ne suffit pas à combattre. Elle se caractérise par un ensemble d’émotions et d’attitudes des plus anodines aux plus excluantes qui conduisent à des actes destructeurs (d’objets, de lieux symboliques, de personnes, de groupes). Partout, « même à gauche » : « l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles « (Toussenel, p. 41).
  • Au plan psychologique, c’est « une peur agressive de l’autre », peur de l’inconnu, face à l’« inquiétante étrangeté »[2] . On la retrouve dans les relations parents-enfants, H/F, vis-à-vis des personnes handicapées, ou dans les rapports de colonisation.
  • Mais c’est une expérience socialisée, qui ne se réduit ni à un concept, ni à une émotion.  « Le racisme est une donnée culturelle, sociale et historique » (p. 48)
L’interprétation

« On n’est pas raciste en affirmant ou en niant ses différences, mais en les utilisant contre quelqu’un , et en sa faveur « .

« Nous étions de religions, de langues, de mœurs, plus ou moins différentes, et d’intérêts plus ou moins opposés » (p.40)

Exemple : racisme et colonialisme. Il y a interdépendance des communautés et possible racisme des deux côtés. Mais le colonisateur se sert du racisme pour se justifier : il met en relief des différences constatables ; il valorise ces différences ; et, au stade du racisme, il utilise ces différences au profit de l’accusateur pour opérer une stigmatisation. De fait les prémisses ont été choisies pour aboutir à ce résultat.

  • L’interprétation des différences produit des mythes, dont les thèmes ordinaire-voir, le sexe. Le profit recherché n’est pas toujours principalement économique (différence avec le marxisme) : la sécurité, l’amour, par exemple…
  • « Le racisme est une opinion qui annonce et banalise une action ». Une action que sous-tend le mépris. Par exemple on aimera…. les « petits arabes »
  • Le bouc émissaire (thème ancestral) est une projection collective de la culpabilité sur la victime. On resserre les rangs à coups de grands bains purificateurs ..par le feu, par exemple.
  • L’antisémitisme répond facilement à un besoin de victime. Groupe minoritaire, aussi proche que possible, mais séparé et sans défense ni refuge territorial, les Juifs sont une victime commode comme bouc émissaire. Les Gitans et les homosexuels aussi.
  • Le racisme vise à user la victime jusqu’à la mort tant qu’on peut l’utiliser : quand on n’en a nul besoin on la tue : exemple, les amérindiens.

Description

Le succès d’Albert Memmi a été dû à sa mise en lumière de l’importance d’accepter les différences. Contre le « jacobinisme » des républicains anticolonialistes et assimilationnistes qui, comme les racistes, trouvaient que « c’est mal d’être différent ».

  • L’assimilation repose sur une conception de la nature humaine une et universelle : « une métaphysique laïque ». Sorte de « lavage de cerveau », elle est source de souffrances qu’il décrit.
  • Néanmoins, en 1994, il pense qu’il faut modérer le « droit à la différence » qu’il a défendu, mais qui fait le jeu de conservatismes excessifs. (Voir encore positions plus tardives)
Les leçons de l’Histoire

Le racisme existait avant les théories pseudo-scientifiques de Gobineau (1884).

  • L’alibi biologique a été utilisé bien avant (Traite des Noirs, expulsions des Juifs d’Espagne, stigmatisation des Judéens dans l’antiquité).
  • Les Espagnols ont inventé le mythe de la race pure contre les Marranes (convertis).
  • Le christianisme et l’islam ont besoin de l’antisémitisme pour affirmer leur suprématie : « L’accusateur s’élève en abaissant sa victime » (p.94)
  • Témoignages des victimes : A. M. fait état de ses divers travaux sociologiques sur la situation des québécois (« Les québécois sont-ils colonisés ?»), des femmes (« Plaidoyer d’un tyran »), des Noirs (qui savent valoriser la différence), et chez les militants du MRAP (sur leurs propres tentations racistes).

Définition

La définition de l’E.U (cf. supra p.1) désigne le mécanisme général de l’ »hétérophobie », dont la racisme, rapporté de manière privilégiée aux différences biologiques, est un cas particulier.

On peut donc réserver le concept de racisme à ce sens strict et décliner les autres hétérophobies : judéo-, homo-,arabo-, négro-, xéno-phobies…Autant de « constellations agressives »

Détaillons le cas du racisme :

  • « Le raciste est un homme qui a peur parce qu’il agresse, et qui agresse parce qu’il a peur ». (p.110)
  • Cela l’empêche de se mettre à la place d’autrui, d’éprouver de la compassion : au contraire, il rit du malheur de ses victimes
  • Il devient « une machine de destruction idéelle de l’adversaire » (p. 117), pour un avantage réel ou potentiel. C’est un processus qui va de la « négativisation » à la « néantisation» : c’est

« un processus progressif, plus ou moins voilé, plus ou moins avoué, de destruction symbolique d’abord, de déshumanisation de la victime » (p.128).

Finalement on accuse la victime d’un Mal absolu parce qu’on lui veut un Mal absolu.

Traitement

Philosophie du racisme
  • Banalité du racisme (banalité du Mal, Les hommes ordinaires (Christopher Browning), et les expériences de conditionnement à la torture (Raoul Hilberg). Les camps de la mort sont l’aboutissement du processus de néantisation.
  • Le racisme est la tentation la plus partagée, la plus commode pour agresser l’adversaire.
  • Fait social, c’est un bain culturel : « on suce le racisme dans le lait familial et social » (p. 145)
  • C’est un fait institutionnel : l’accusé est conduit à être en partie ce que l’on dit de lui : humain de seconde zone, etc..
  • C’est « un plaisir à la portée de tous ». Les plaisirs et avantages obtenus sont nombreux ( cf le détail p.148 sqq.) .Et c’est aussi une forme de « guerre » intraspécifique  permettant de mettre en œuvre la cruauté foncière de l’humain..
  • Mais nous disposons aussi de ressources antiracistes en nous : sens de nos dépendances et de nos solidarités « depuis les bras de notre nourrice jusqu’à la main serrée dans l’agonie » (p. 156), et notre disposition à sauver.
Quelques leçons pratiques
  • « Le racisme n’est pas une maladie : c’est une attitude archaïque »[3], qui demande une approche psychologique, sociologique et politique.
  • Psychologie : s’exercer à la sympathie : se mettre à la place de l’autre ; pratiquer l’immersion culturelle. Ce devrait être une pédagogie universelle : apprendre à jouir des traits différentiels
  • Au niveau politique
    • Liberté d’expression, mais répression des actions violentes
    • La lutte comme les oppressions doit faire partie de la lutte contre le racisme
    • Elle suppose la recherche de l’équité entre les peuples, un universalisme concret
    • La recherche de lois communes entre les groupes (et de moyens d’action communs, ajouta t-il en 2002 dans son Dictionnaire).
    • Fortifier les dépendances réciproques
  • Question d’éthique :« Souviens-toi que tu as été étranger en Egypte « 

« L’essence de la morale, c’est le respect d’autrui »,

« l’Antiracisme est la condition de toute morale théorique et pratique » (p. 173 et 176)

« le choix de se conduire moralement est la condition d’un ordre humain ».

. Les religions recommandent toutes de défendre la veuve, l’orphelin, l’étranger

  • Question d’éthique :« Souviens-toi que tu as été étranger en Egypte « 

Les issues politiques ne peuvent donc qu’être contractuelles : on n’est jamais sûr de rester le plus fort. Une société juste est une société acceptée par tous. Si l’on se met à la place de l’opprimé désespéré, on comprend qu’il faut transformer ses conditions dexistence.

 Rechercher la paix repose donc sur un pari.


Discussion du groupe de travail
  • L’originalité et la profondeur de la réflexion anthropologique de Memmi a été saluée.
  • La dernière partie a paru plus abstraite (visionnaire ? Utopique ?)
  • l est important de compléter par les écrits ultérieurs, post-attentats de 1995 et post intifada[4].
  • Ce travail sur le racisme amène une série de réflexions sur des VALEURS et POSITIONS centrales pour notre Association pour un JUDAÎSME HUMANISTE ET LAÏQUE ! [5].
HUMANISME : qu’est-ce que l’humanisme « CONCRET » selon Memmidistinct de la « métaphysique laïque  jacobine et  assimilationniste » ?
LAÏCITE : que signifie pour lui la laïcité /non réduite aux lois de la république française (reconnues dans leur utilité)non réduite aux lois de la république française (reconnues dans leur utilité) ?
JUDEÏTE, JUDAÏCITE : comment définit-il la judéité et la judaïcité, notions qu’il a introduites  dans le rapport au JUDAÏSME?
L’ENGAGEMENT ETHIQUE et POLITIQUE local et global, inter et transculturel, inter et trans-national, qui découlent de ces précisions.

Montpellier le 2 juillet 2021.


Notes

[1] Reproduit in extenso, pp. 196-209.

[2] Références psychanalytiques : Freud sur « l’inquiétante étrangeté » (ou « étrange familier »). Spitz sur l’angoisse devant l’étranger (le non familier) autour du 8e mois de l’enfance.  La notion de « peur agressive » peut se comprendre par le fait que la peur de l’autre inconnu (peur d’une forme de malveillance) peut provoquer la projection de notre propre agressivité sur l’autre, et provoquer des formes d’attaques défensives.

[3] « Archaïque » n’est pas une minimisation, mais une exploration des racines psychiques du racisme. Cf supra, note 2.  Outre le fait que Memmi renvoie clairement à un fond de cruauté humaine relevant des formes diverses du sadisme (support des perversions) , il entend probablement aussi les mécanismes archaïques décrits en premier lieu par Mélanie Klein, avec les mécanismes de déni, clivage, projection, véritable fond des psychoses, dont bien sûr la paranoïa. On notera que si le racisme n’est pas une maladie, il peut le devenir et produire d’autant plus de destructivité.

[4]  Il serait utile de relire les ouvrages que nous avons travaillés au regard de sa réflexion sur le racisme, Cf. Albert Memmi, Penser à vif : de la colonisation à la laïcité, textes réunis par Hervé Sanson (Non lieu, 2017).

[5] Je tenterai de faire un point sur les avancées plus récentes d’Albert Memmi, afin d’alimenter cette réflexion.

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