Livre sorti en 1966, avant la Guerre des 6 jours, et réédité en 1972 avec deux préfaces de l’auteur.
C’est une réflexion sur la condition juive. Menée sur les différents facettes de l’oppression (Portrait du colonisé , 1957, Portrait du juif , 1962), cette réflexion part de ses propres questions :
Que faire quand on est juif ?
Y a-t-il une issue à la condition juive ?
(Préface pp.11-14 )
Il aborde successivement les positions du «refus de soi»
et de l’«acceptation de soi», à la recherche de «l’issue».
Le refus de soi
Albert Memmi constate l’impossibilité de ne plus être juif même si on le voulait, car les autres nous désignent toujours comme juif. L’auteur part donc de ce fait : « mon existence en tant que juif». En tant que juif, il sent qu’il «existe» même plus fortement que les autres ( p. 26)!
Le changement de nom ne règle rien: celui qui y recourt est souvent désapprouvé tant par les Juifs et par les non Juifs ; il ne va souvent pas jusqu’au bout, et cela finit par se retourner contre lui. Cela joue aussi en Israël , où les Juifs hésitent à aller jusqu’au bout ne pouvant pas abandonner leurs anciens patronymes (p. 37).
Il analyse ensuite l’humour juif comme réaction à la dureté de la condition du Juif , parfois ambigu et rusant avec les stéréotypes (p.42-43): comme «une tentative d’aménagement de la négativité» (pp. 46-47) .
Il ne trouve pas plus de solution dans l’assimilation. Celle-ci n’est en vérité jamais complète, et toujours suspecte pour l’environnement non juif. Elle est impossible tant que perdure la domination. De plus, elle pose aussi problème par rapport aux membres de la famille ou aux amis juifs, l’assimilation n’étant pas vraiment suivie par le peuple Juif dans son ensemble ( pp. 58-59)
La conversion pouvait apparaître comme la véritable assimilation. Dans ce cas, le Juif en arrive à adopter la religion de ses oppresseurs, une religion qui a entretenu durant des siècles un lourd contentieux avec le judaïsme. Certains estiment qu’en devenant chrétien ils n’ont pas trahi leur peuple et que c’est un aboutissement. Néanmoins la conversion est mal perçue par les Juifs, mais souvent aussi par les chrétiens qui suspectent le converti de ne pas avoir oublier sa religion d’origine – voir phénomène marrane (cf. Drumont p. 75 et autres).
Le mariage mixte apporte plus de difficultés qu’il n’y paraît. Albert Memmi parle de son expérience et précise même: «mon mariage a réussi malgré la mixité». On connaît les difficultés avec les enfants, les belles familles etc. La conversion du conjoint ne règle pas toujours la situation. Le conjoint converti est quelque fois plus observant que le conjoint juif, ou au contraire, tôt ou tard, son ressentiment risque de ressortir (p. 91).
Memmi en arrive tout naturellement à la haine de soi, constatée assez souvent dans les minorités opprimées (noire, homo…). On peut constater même chez certains écrivains juifs des relents de judéophobie. Au mieux cela se traduit par un rejet de toute tradition ou culture du judaïsme ( p. 102, et exemple Léon Blum et du Larousse – références de Memmi – pp. 103-104 ).
L’acceptation de soi
Albert Memmi parle d’abord de l’enkystement représenté par les Juifs du ghetto qui ne veulent pas en sortir, c’est un repli sur soi en acceptant son sort. Les grand intellectuels ont été plutôt dans le refus et cet enkystement qui n’a pas protégé le peuple Juif, bien au contraire (p. 118).
Il examine ensuite les «valeurs-refuge» du judaïsme. Valeurs à appréhender en se fondant sur la réalité de la condition juive : la Judéité. Il y retrouve un élément essentiel: le messianisme et non la résignation à la condition juive. Le Juif devient un éternel protestataire ( p. 132).
Le judaïsme a inventé des contre-mythes pour supporter sa condition : élection– versus–malheur en attendant le Messie et la gloire du peuple Juif. Cette pensée aboutit au bout de compte à préférer la fin des Juifs plutôt que du judaïsme (voir la position des religieux au début face au sionisme) : p. 143.
Il passe ensuite en revue trois possibilités d’acceptation du judaïsme: la littérature, la langue, l’art et la culture. Dans aucun de ces domaines on ne peut trouver une spécificité juive:Il existe des écrivains juifs et des artistes juifs, mais qui peut expliquer ce qu’est une littérature, une peinture, une musique spécifiquement juive ? Quant à la langue des Juifs on en trouve plusieurs : hébreu sacré, yiddish, judéo-arabe etc…
Il est en conséquence difficile de parler de culture juive reconnue comme telle par l’ensemble du peuple ( p. 193) .
L’issue
Albert Memmi étudie d’abord l’impasse que représente l’attente de la libération par la Révolution. C’est toute l’ambiguïté du « juif de gauche ». Il rappelle la positon équivoque de MARX et des marxistes : la question juive sera résolue par la révolution, ce qui s’est avéré faux. Un juif peut être de gauche mais ne peut attendre son salut de cette unique voie ( pp. 205-212).
Il examine ensuite le refus des chrétiens ; rappelle les différences doctrinales et le côté inexplicable que représente l’existence des juifs du point de vue des chrétiens. Même après Vatican II[2], les relations restent difficiles. On peut saluer l’évolution de l’Église qui sait s’adapter au monde, mais on ne peut en attendre le salut ( p. 226).
Il développe ensuite la condition impossible du juif spécifique – celui-ci est un étranger absolu pour qui il n’y a pas de patrie – contrairement aux Italiens, Espagnols, etc.., immigrés en France par exemple. Mais il faut, d’après lui, prendre cette condition de front (p. 236): il faut envisager une libération spécifique: il faut que les Juifs s’acceptent comme peuple (p. 239-241).
Alors comment faire pour que nous puissions exister librement et complètement comme peuple ? La solution se rapproche de l’issue de la libération du colonisé (p. 244 sur Israël ) . Le seul choix possible est de renverser le rapport entre Diaspora et Israël ; nous sommes tenus à un double engagement, et la présence des juifs hors de la nation doit changer de sens (p. 248 ).
Cela ne veut pas dire que tous les juifs doivent partir en Israël, mais que l’on doit considérer la création de l’État d’Israël comme l’aboutissement de la Libération du Juif comme cela a été le cas pour les colonisés (p. 250: citation Einstein) .
Il ne faut néanmoins ni renier son engagement dans la société où nous vivons, ni se priver du droit de critique vis à de l’État d’Israël. Mais on doit défendre son intégrité , car l’État d’Israël représente l’adhésion à un mythe dont tout peuple a besoin.
Cette solution territoriale fait que le Juif n’est plus un étranger absolu (p. 255 ).
Alors qu’Israël nous rend notre dignité, cette nation nous permet de libérer la culture juive de son aspect religieux, et permet aussi l’assimilation qui reste un choix personnel comme pour tout autre peuple (p. 262 ).
Notes
[1] Albert Memmi , La Libération du Juif, Gallimard , 1966
[2] Concile œcuménique qui se conclut en 1965. Voir les dispositions sur la liberté religieuse, les relations aux autres religions, en particulier les relations au judaïsme renonçant aux dogmes antérieures de l’Église catholique. . https://fr.wikipedia.org/wiki/IIe_concile_%C5%93cum%C3%A9nique_du_Vatican